La jouissance cinéma
Sylvia Bataille (Henriette)
Claude Renoir (chef opérateur)
La caméra est embarquée sur la balançoire en face de Sylvia Bataille.
C'est Claude Renoir qui la tient - le chef opérateur qui a fait la lumière splendide du film.
Renoir dans la séquence choisit de nous faire partager le plaisir de son personnage - et de l'actrice qui le joue - sans plan subjectif où nous serions à la place de Sylvia Bataille. Mais aussi bien de nous faire entrer dans la jouissance de l'image.
Cette séquence nous fait entrer dans une fiction et tout à la fois nous donne à voir le dispositif cinématographique, en problématisant la question du regard.
Si on fait le compte depuis l'ouverture des volets, le regard passe de celui de Rodolphe à celui de la famille Dufour dont les piliers, la grand-mère et le futur gendre Anatole, encadrent et semblent tenir le portique. Nous passons ensuite aux regard des séminaristes puis à celui de la bande d'enfants espiègles qui observent la scène, les uns la regardant involontairement comme à la dérobée, les autres volontairement. Une image de désir et de transgression. Mais aussi une innocence joyeuse face à la culpabilité et la contrition.
Mais le regard est aussi celui de Henriette dans le contre champ de tous ceux celle qui observent la réjouissance de la jeune femme. Jean Renoir nous dépeint la situation de celle qui ne focalise pas son attention sur tel ou tel personnage, ou d'autre aspects du décor qui l'entoure, mais se trouve dans la situation d'envelopper de son regard "périphérique" l'ensemble de ce qui est, et aussi bien d'être elle-même enveloppée par l'univers - faisant circuler le dedans et le dehors comme un ruban de Möbius, l'objet et le sujet du regard.
Henriette donnera une explication de son émotion quelques instants plus tard dans la séquence où elle confie son émoi à sa mère . Elle lui demandera si elle connaît "ce désir vague". C'est à dire non encore déterminé par un objet unique (Henri par exemple) sur lequel elle peut jeter son dévolu, sa préférence. En tant que spectateur nous sommes "brassés" entre ces deux pôles d'être à la fois objet et sujet du regard, alternativement et simultanément.
Cette séquence de la balançoire forme un triptyque avec celle de la confidence de la fille à la mère sur l'herbe, et celle de la larme en gros plan sur son visage au moment du chant du rossignol et de l'acte d'amour.
Renoir a choisi de ne pas nous montrer ce que voit Henriette. Ce qu'il aurait pu faire en montant la caméra à la place de Henriette en créant ce qu'on appelle un plan subjectif . Il a préféré nous placer devant elle. C'est une illusion. Peut-être celle que nous éprouvons aussi dans tout acte d'empathie, celle de vivre par procuration les sentiments de l'autre comme si nous étions à sa place. Une illusion cinématographique, car ce que voit Sylvia Bataille nous ne le verrons jamais. Et ce que nous voyions nous spectateur, elle ne le verra pas. René Girard a fait fait reposer toute sa théorie sur le désir mimétique : nous désirons ce que l'autre regarde - ou bien faudrait-il ajouter : nous désirons l'autre à travers ce qu'il regarde. Est-ce du désir, de l'amour, ou de la jouissance ?
Une jouissance féminine si bien investie ici par Renoir au travers des autres qui la regardent est d'abord une jouissance de cinéma, une jouissance de l'image qui nous enveloppe dans le mouvement de balancier, dans le passage d'un plan fixe à une image mouvement.
A la liste que nous avions esquissée de la trajectoire du regard, il faut ajouter celui du cinéaste et surtout le notre sans lequel le film ne peut prendre vie. Le cinéma c'est d'abord celui que nous nous faisons en regardant un film. La séquence nous interroge sur notre place de spectateur à ce moment, entre un regard réjoui par la beauté du monde, la joie d'une belle jeune femme, et un regard de voyeur. Sans doute le tournage et notre visionnage ne peuvent s'épargner cette oscillation entre ces deux pôles - que certains ont voulu appeler "pulsion scopique". Une expression que nous trouvons réductrice, tant le regard interrogé par Jean Renoir dans cette séquence nous parait énigmatique. Pour le dire autrement : énigme entre le regard sur un objet de désir, l'ouverture au monde, et la curiosité, l'ouverture à l'autre.
La question est posée... par le film !
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7 commentaires:
en lisant ta phrase "le cinéma est d'abord celui que nous nous faisons en regardant un film", je réalise que j'ai une vision kaléidoscopique, émerveillée du cinéma ; les images, les séquences, les rythmes se renvoient, s’enchaînent, se percutent, s'harmonisent, d'un film à un autre, d'un texte à un film, d'un film à une oeuvre peinte etc..
cet étonnement renouvelé sans cesse
est réjouissant.
les joies de l'escarpolette...
ici ce sont les femmes qui se balancent, les hommes poussent –contact-, regardent –désir-ou s'en balancent.
est-ce qu'on se balance seul(e)dans son jardin ?
–maman est-ce que je peux aller faire de la balançoire ?? dis maman ?? s'il te plaît
Plus haut plus haut !!
Mais c’est dangereux !!
........................
Moi, je m'balance,
Je m'offre à tous les vents,
Sans réticences,
Moi, je m'balance,
Je m'offre à qui je prends,
Le coeur indifférent,
Venez, venez vite,
J'veux tout, mais tout de suite,
Entrez dans ma danse,
Moi, je m'balance,
Dégraffez les cols blancs,
De vos consciences,
Moi, je m'balance,
Mon lit est assez grand,
Pour des milliers d'amants,
Moi, je m'balance,
Au soleil de minuit,
De mes nuits blanches,
Moi, je m'balance,
Chacun sera servi,
Mais c'est moi qui choisis,
Ah ! Barbara.
il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour là
Prévert par ci Prévert par là, la bande à Prévert n'est ce pas vieille grand-mère ?
Le même Joseph Kosma a fait la musique de "Partie de campagne" et de "Barbara".
Étonnons-nous les uns les autres !!
Vous m'avez coupé l'herbe sous le pied ! Je voulais vous évoquer Barbara, cette chanson... et la famille que l'on se crée; en songeant à Prévert, Kosma, Renoir...
Gainsbourg a rejoint sa famille en plusieurs chansons à tiroir. Dans cette famille il y avait Verlaine, Kosma, Prévert et bien d'autres. Clins d'oeil.
Clin d'oeil à Henriette qui aurait pu aimer et fredonner: " je voudrais tant que tu te souviennes..."
Elle a revu Henri et a su qu'il avait souvenir. Elle a donc pu se libérer d'un poids : dire qu'elle y pensait tous les soirs.
Rien n'est anodin. Tout se croise et fait être.
A la question posée autour de la scène de la balançoire : jouissance féminine ou masculine ?
La réponse semble facile : les deux. Pour Henriette, jouissance de se sentir être en s’évadant. Escarpolette qui enivre, sensation de voler, d’être libre et embrasser l’univers. Sensation d’être maîtresse de son destin car maîtrisant l’envol avec la poussée de la balançoire par un mouvement de ses jambes. Puissance énorme. Jouissance d’être plus haut, frôler le ciel, se sentir en harmonie avec la nature vue trop rarement, voir sa mère poussive et savoir être regardée. Jouissance double, au féminin comme au masculin.
Jouissance des canotiers regardant. Voyeurisme primaire pour les dessous de la belle ? Il y a aussi le plaisir autre de regarder Henriette prendre plaisir. Henriette à ce moment-là est un hymne à la vie, au plaisir simple de savourer ses sensations. Henriette est objet de désir car elle se laisse aller au plaisir. Elle en jouit. Sans le vouloir, elle donne à voir et partager. Elle donne idées. Elle est à la fois objet et sujet du regard. Elle est masculin et féminin.
Regarder pour savoir, pour connaître,
Regarder pour communiquer
Regarder pour contempler
Regarder pour se dissoudre
Regarder pour deviner, percer à jour
Regarde de tous tes yeux regarde
Engloutissement
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