Quand nous regardons le film, suivons-nous le point de vue des personnages - ou bien celui du réalisateur - ou encore, dans le débat celui du critique - ou bien encore celui du spectateur, le nôtre ?
Par le point de vue ne devenons-nous pas nous-mêmes des personnages ? Des masques ? Est-ce que nous ne nous fabriquons pas une identité de circonstance par notre perception : en établissant des relations, en développant une pensée, dans le plaisir du film et dans son prolongement dans les discussions ? Un peu comme sur les réseaux sociaux d'Internet, nous développons nos commentaires avec des pseudos. La suite :
Avec la séquence de la balançoire nous voyons comment Renoir nous fait entrer dans le point de vue (au sens premier) du personnage, avec le regard de Rodolphe par l'ouverture des volets. Les volets deviennent la pulsation de deux paupières qui s'ouvrent et se ferment; ou bien sont-ils comme l'ouverture d'une pièce de théâtre, l'ouverture de deux rideaux ; ou bien comme l'ouverture de l'iris d'un appareil photo ; la pulsation du projeteur d 'un film et l'affichage d'une image sur un écran ? Quoiqu'il en soit il nous faut plusieurs minutes pour passer entre les deux termes de son regard en champ contre champ - par ce qu'il regarde, pour revenir à son regard - en passant par d'autres points de vue : ceux des séminaristes, ceux des enfants ; par d'autres péripéties , celle de la commande du repas par les Dufour entre temps.
Au début de la nouvelle de Maupassant, par le pronom "On", nous passons d'un point de vue à l'autre. Le "on" c'est le point de vue du groupe de personnage, le clan Dufour. Au fil du récit, dans les descriptions, le "on" devient le point de vue plus anonyme de quelqu'un qui passerait sur la route et regarderait le paysage. Vers la fin dans la séquence du cabinet secret sur l'île, nous entrons dans la sensation et la perception du personnage par l'intermédiaire du rossignol, comme Flaubert pourrait le faire. C'est une "Focalisation interne", comme l'a définit à juste titre, une élève de terminale L lors de la séance.
Juste avant la séquence nous voyons Maupassant donner à son personnage une culture que Henriette n'a pas : une culture littéraire, qui est la sienne à lui ; nous le voyions enfin émettre une opinion, avoir un jugement sur son personnage, la "traitant" de naïve en quelque sorte, préparant ainsi sans doute la "chute" de l'histoire.
Clivage ou non clivage ?
Avec le personnage d’Henri, Renoir nous met dans un indécidable, qui forme un paradoxe et c’est cela – au moins partiellement – qui fait la puissance de son cinéma. C’est que nous ne pouvons savoir si Henri est ambiguë ou pas. Mais la question est selon moi clairement posée par Renoir à plusieurs reprises dans le film. J’ai longtemps hésité à émettre un avis à ce sujet car au fur et à mesure que je revoyais le film, mon avis changeait : Autrement dit mon point de vue sur le personnage. Voilà pourquoi le cinéma de Renoir fait art dans ce film, c’est qu’il nous réserve une place où nous pouvons bouger. Ce n’est pas comme une idée que Renoir aurait incarnée par un personnage, mais plutôt une incarnation assez poussée du personnage qui l’élève au statut de l’idée. Dans Ma vie et mes films, Renoir écrit : « L’auteur d’un film découvre les caractères en les faisant parler, l’ambiance générale en faisant les décors. Sa conviction intérieure n’apparaît qu’avec le temps, et, en général, par sa collaboration avec les artisans du films, acteurs, techniciens, éléments naturels, ou travaux du décorateur ».
J’hésite encore car les deux positions sont compossibles : Henri est, et n’est pas, ambiguë. Henri est, et n’est pas, entier, clairement affirmé dans son sentiment, ou son indifférence. D'ailleurs le fait qu’il est dépeint ou campe un personnage blasé, est-ce le point de vue de Renoir ? N'est-ce pas plutôt l’attitude du personnage, son point de vue sur lui-même en tant que personnage, d’être ainsi comme dans une caricature de lui-même, en situation de jeu ? Cette composante de jeu apparaît souvent dans sa manière de s’exprimer, que Renoir a il me semble capté de son acteur. De la personnalité de son acteur il a extrait des traits de caractères latents pour composer son personnage et ainsi les mettre au service de son histoire de son récit de sa mise en scène de son art. Il dit souvent qu'il va chercher ça dans ses acteurs le moment où il excède ce qu'il attend et ce que l'on attend de lui et ainsi le révèle à lui-même. Un peu comme dans une maïeutique de la mise en scène qui n'est pas uniquement celle de Jean Renoir mais que par exemple Maurice Pialat, pour ne parler que de lui, partage avec lui.
Peut-être ai-je encore tort et que cette thématique du clivage – que je connais bien – n’est qu’une projection de ma part. Et que prenant mon désir pour la réalité je cherche tous les éléments et les signes pour en établir la réalité. Recréer le costume de la réalité, comme nouvelle arlequinade. Cela ne fait aucun doute. Ainsi j’ai trouvé des photographies des portraits de Renoir, le montrant à la fois dans l’ombre et la lumière comme Mister Jeckill et Mister Hyde. Mais justement c'est le thème de l’un de ses films réalisé après guerre : « Le testament du docteur Cordelier ».
En relisant l’ouvrage de Gilles Deleuze sur le cinéma j’ai aussi trouvé ceci : P. 116 de L’image temps « C’est pourquoi tout en participant pleinement au goût général de l’école française pour l’eau, Renoir en fait un usage si spécial. Il y a selon lui deux états de l’eau, l’eau gelée de la vitre, du miroir plan ou du cristal profond, et l’eau vive et courante (ou bien le vent, qui tient le même rôle dans « le déjeuner sur l’herbe »). Beaucoup plus que du naturalisme, c’est proche de Maupassant, qui voit souvent les choses à travers une vitre, avant d’en suivre le cours sur une rivière. Dans « Partie de campagne », c’est par la fenêtre que les deux hommes observent la famille qui arrive, chacun des jouant son rôle, l’un de cynique et l’autre de sentimental scrupuleux. Mais quand l’action se développe sur la rivière, l’épreuve de vie fait tomber les rôles ; et montre dans le cynique un bon garçon, tandis que le sentimental apparaît comme séducteur sans scrupules. »
Deleuze dit bien à la fin : « apparaît ». Il ne dit pas qu’il l’est. Je le prends dans ce sens. Ce n’est pas seulement le personnage qui est clivé, mais le point de vue sur lui, la perception que nous avons de lui. Ainsi nous rentrons dans le dispositif grâce à la mise en scène - et la direction d'acteur - de Renoir.
Si nous élevons maintenant le point de vue de cette réflexion il en va de même pour nos débats. Quelques fois les avis les perceptions du film semblent se mettre comme sur un même plan immanent de toutes les perceptions du film. le plan de la communauté des commentateurs du film. Et quelquefois au contraire les point de vue semblent tranchés et peuvent ainsi s’opposer les uns aux autres. Et cela fait débat. Leibniz a inventé un terme : celui de compossibilité. Si on l’adapte ce terme à notre réflexion cela donne qu'il est compossible (possible ensemble) d’être d’accord et pas d’accord - et que les points de vue peuvent exister sans se résoudre ou se supprimer de façon dialectique en synthèse.
Par exemple avec la fin du film Partie de campagne, contrairement à Maupassant le personnage n’est pas obligé de ramer dans le déterminisme social du 19ème siècle (les filles que l’on marie etc).
Jean Renoir a une autre vision, son personnage s’est construit tout au long de son récit autrement. On le voit dans la colère rentrée qui agite Henriette dans son dernier face à face avec Henri. Mais on le voit aussi dans sa souveraineté de jeune femme tout au long du film qui fait que ce qui s’est passé, la rencontre, la fuite sur la rivière, se passe par son ouverture au monde (c’est la signification de la scène de la balançoire). Cependant on peut voir effectivement dans le fait de ramer une autre signification : celle d’une soumission de Henriette à son mari - certes volontaire. On est venu apporter une contradiction à ce sens que je ne peux contredire. Voir la fin de la contribution de Michèle Robert, l'homme aux cheveux jaunes et la discussion, le 2ème commentaire (sur l'image à droite "du comique à l'horreur") ou cliquer ici
Accepter tous les avis ou toutes les perceptions n’est pas toujours possible. Car le réalisateur a construit des significations que l’on peut observer dans l’ensemble de son film : cela fait « chaîne » et arguments, elles sont construites de façon logique. Sur ces significations nous projetons du sens. Dans nos avis nous ne pouvons faire l’économie de ce sens que nous projetons. Au contraire il ne faut pas s’en abstenir quitte à "gauchir" dans un premier temps les significations construites par le film. Mais il faut penser à revenir ensuite au film, puis les discuter - ou pour développer nos lignes à partir de celles du film.
Développer nos lignes, c'est la proposition que Roland Barthes a développé dans Par où commencer ? son article publié dans la revue Esthétique - repris dans l'un des volumes des Essais. Il y développe à sa façon radicale et libre, l'idée que nous déplions le signifiant de l'œuvre par la résonance qu'elle a en nous selon nos propres lignes. C'est un dépliement conjoint.
Quelque soit le point de vue, c’est d'abord une perception. Il ne s’agit pas d’être consensuel. Il importe au contraire de soutenir cette perception, de voir ce qui dans le film l’autorise, et comment elle enrichit, déploie, fait résonner, le "signifiant" de l'œuvre. En même temps qu'elle creuse en nous une nouvelle profondeur, de nouvelles qualités.
Alain Arnaud
2 commentaires:
Arlequin, oui, qu’y suis-je ?
Le bouffon, le poète, l’amuseur, le valet, je déploie mon costume chamarré, mon but : le faire –valoir ; de qui ; de quoi ?
Plutôt que des identités de circonstances, j’ai le sentiment d’un accompagnement, quelques pas de danse avec un personnage, avec l’autre, avec les makers du film, avec les commentateurs masqués ou non, avec moi-même.
juste une info en résonance avec le commentaire d'Alain : "le testament du docteur Cordelier" passe au Cinématographe et quitte l'affiche mardi 1 mars à 18h30.
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